Voyageurs littéraires #2 : L’ivresse de la vitesse

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Voyageurs littéraires #2 : L'ivresse de la vitesse
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Bande-annonce

Le train compresse l’espace et pulvérise le temps. Il ouvre la voie à de nouveaux explorateurs : des artistes, écrivains, philosophes et surtout des scientifiques directement inspirés par l’expérience de la vitesse.


Alessandro Baricco, extrait des Châteaux de la colère, 1995 :

« [C’était] quelque chose comme une déchirure soudaine de la perception, quelque chose qui devait porter en soi l’étincelle d’une sorte de plaisir brûlant – une vrille de plus en plus serrée du rythme des perceptions, depuis le départ lent jusqu’à cette course inconditionnelle à l’intérieur des choses, tout un protocole vertigineux d’images qui s’entassent en désordre, s’amoncellent dans les yeux, blessures inguérissables dans la mémoire, esquilles, passage de couleurs à grands traits, objets en fuite, poussière de choses (…) cette hypertrophie du voir et du sentir. »

Écoutez notre podcast qui lui est consacré ! : Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco


Blaise Cendrars, un livre “simultané” illustré par Sonia Delaunay , 1913 :

Le livre est un comme un grand accordéon que l’on déplie verticalement, tel un long chemin, un chemin de fer, une voie ferrée où les plis préfigurent un peu le rythme continu des poutres sur les rails.

Pas besoin de tourner les pages : elles se suivent l’une au-dessus de l’autre comme autant de vues qui formeraient ensemble un seul grand et interminable paysage.

Les mots sont écrits en couleurs vives, harmonisées avec la file ininterrompue d’illustrations abstraites qui courent sur le côté du texte, illustrations composées par Sonia Delaunay. C’est une effusion de couleurs qui se succèdent, s’unissent et se fondent les unes dans les autres. Les auteurs le baptisent « livre simultané ».

Edité en 1913, ce livre est un trésor de modernité, dans sa forme physique, mais aussi sa liberté littéraire où tout est suggestion, sensation, musique.

Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913

Extrait :

« Les inquiétudes,
Oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardées obliques sur la route
Les fils télégraphiques auxquelles elles pendent
Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent
Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s’enfuient »


Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, 1960  :

« Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde. Mais comme il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de lui (…) »

En convoquant ce texte de Merleau-Ponty, je livre ici une interprétation très personnelle des fameux cercles de couleurs que Sonia et son époux Robert Delaunay n’ont cessé de peindre sur les toiles, les fresques, les tissus ou autres supports.

Tous les deux réaliseront des toiles monumentales pour orner le Pavillon du chemin de fer lors de l’exposition universelle de 1937 (la Bibliothèque Kandinsky au Centre Pompidou conserve les photographies originales du chantier de réalisation de ces fresques impressionnantes).

Le pavillon des chemins de fer, conçu et réalisé par Sonia et Robert Delaunay pour l’exposition universelle des Arts et Techniques, en 1937 à Paris.

Camille Vettard parle de son ami Marcel Proust et de ses relations avec Albert Einstein, dans la Nouvelle revue française, en 1923 :

« L’un et l’autre ont le sens, l’intuition, la compréhension des grandes lois naturelles… Le monde Proustien, où le temps a tant d’importance, est un monde à quatre dimensions, tout comme le monde de la relativité restreinte. Proust, comme Einstein, dans sa description du monde, a pris en compte des « décimales » jusqu’ici ignorées.  »

Nul ne sait s’ils s’étaient connus. Nous savons seulement que Marcel Proust se tenait au fait de toutes les publications scientifiques autour du temps. Il connaissait le nom d’Einstein et les études qu’il menait. Quid du temps de décalage entre les deux référentiels? Se demande Einstein… Proust et Einstein étaient chacun à leur façon à la “recherche du temps perdu”… si tant est (si “temps est” 😉 c’est bien “tenté”!) qu’il soit vraiment perdu, le temps, aussitôt passé! Vous suivez? 


Les futuristes : Umberto Boccioni, Tommaso Filippo Marinetti, Gerardo Dottori et les autres…

Extrait amusant d’un poème de Vittorio Osvaldo Tommasini :  

« osservate quel treno sbuffante
raggiunger la bocca del tunnel
che se lo succhia come lequorizia (Grande delizia) »

« Observez ce train reniflant
rejoindre la bouche du tunnel
qui se le suce comme un bâton de réglisse (Grand délice) »

Traduction tout avec presque rien
Umberto Boccion, L’homme en mouvement, 1913

Réflexions à partir du tableau de Gerardo Dottori :

Depuis la vitre d’un train, les arbres, bois, collines montagnes du lointain semblent tranquillement observer le train passer, tandis que plus on s’approche du bords des rails, et plus les choses sont soufflées par le passage éclair du projectile qui semble trancher le monde en deux et le pousser avec violence dans le sens inverse de son passage.

Gerardo Dottori, Triptyque de la vitesse : la course, 1927

Paul Virilio, théoricien de la vitesse, 2001 :

« La liberté de choix et d’intelligence en commun est contestée par l’exigence, en tous domaines, de réponses immédiates. Désormais, la vitesse est vraiment devenue notre milieu, nous n’habitons plus la géographie mais le temps mondial. »

Paul Virilio, extrait de l’article “On ne regarde plus les étoiles mais les écrans”, entretien avec Pierre Boncenne dans Le monde de l’éducation en décembre 2000.


Musiques :

Take the A Train de Duke Ellington 
On the roof of the train d’Ennio Morricone, extrait de la bande originale du film Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone 
Musique folklorique suisse composée par Gilbert Kolly, interprétée par le groupe Röschtigrabe 
Gymnopédie de Claude Debussy 
Lust for life d’Iggy Pop 


Copyright :

Ce podcast est une émission spéciale de la série des Voyages littéraires.
Une production Tout avec presque rien 
Texte et voix : Béatrice Pardossi-Sarno 
Habillage, mixage, image : Marie Michaux